Olavo de Carvalho
Visão Judaica, août 2004

Traduction française du portugais: Claude Detienne pour upjf.org

Quand le Tout-Puissant concéda à Israël le privilège d’être, parmi tous, le peuple porteur du message divin, Il ne le fit pas à titre partiel et provisoire, mais totalement et une fois pour toutes. Certains chrétiens peuvent croire qu’ils [les juifs] ont été déchus de cette dignité quand ils ont consenti à l’exécution du Christ ; les musulmans peuvent jurer qu’ils [les juifs] ont altéré le texte des Écritures, perdant de ce fait leur mission prophétique ; les athées peuvent penser que tout cela est une construction idéologique réalisée pour camoufler un projet de pouvoir. Ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Ce sont des opinions humaines, variables comme le vent. Si vous croyez en la Bible, il n’y a pas d’autre solution que d’admettre que si les juifs étaient le peuple prophétique avant-hier, ils le seront encore après-demain. “Parce que Je suis le Seigneur je parlerai, et la parole que Je dirai s’accomplira” (Ez 12, 25).

S’il en est ainsi, l’avènement de la révélation chrétienne ne modifie en rien la situation. Le baptême chrétien vous rachète du péché originel, mais ne vous transforme pas automatiquement en prophète. Et même l’état de grâce, auquel vous avez accès par les sacrements, ne dure que jusqu’au péché suivant, que vous ne manquerez pas de commettre à la première opportunité. La corde du salut chrétien est lancée par les cieux à chaque individu séparément, à divers moments de son existence, jusqu’à ce qu’il apprenne à la saisir ou à l’abandonner définitivement. C’est un bénéfice personnel, temporaire et conditionnel. Tandis que la condition de peuple prophétique fut donnée aux juifs collectivement, définitivement et inconditionnellement. Eux-mêmes ne peuvent pas la révoquer. S’ils pèchent, s’ils abandonnent le chemin, s’ils renient Dieu lui-même, cela ne change en rien leur statut éternel. Comme le prophète Jonas, qui fuit sa mission, ils sont perpétuellement ramenés au devoir, que ce soit au moyen des supplications et avertissements des Sages, que ce soit par la dure expérience des revers, défaites et persécutions. La prophétie est le plus lourd des fardeaux, et il ne faut pas s’étonner que le peuple qui le porte fléchisse sous le poids des souffrances.

Ces deux constatations suffisent pour que le lecteur intelligent conclue que christianisme et judaïsme ne sont pas des espèces du même genre, n’occupent pas la même place dans l’économie du salut, ne remplissent pas la même fonction dans le plan divin et, malgré cela, ne sont nullement en concurrence. Chocs, hostilités et récriminations, outre le fait qu’ils n’ont pas été aussi constants que l’imagine la fantaisie contemporaine – l’Église a toujours eu ses judaïsants en dispute avec les antijuifs, et du côté juif, on trouve de tout, depuis l’antichristianisme rigide d’un Maïmonide jusqu’à l’ouverture fraternelle d’un Franz Rosenzweig -, ne sont apparus qu’à cause de l’extrême difficulté d’articuler l’hétérogénéité métaphysique des deux religions avec l’homogénéité physique de leurs incarnations historiques respectives ; car, aussi bien Israël que la chrétienté sont des communautés d’hommes qui, en tant que tels, entrent en concurrence avec d’autres hommes pour la conquête d’objectifs humains – politiques, économiques, culturels, etc. Comment deux religions peuvent-elles être intrinsèquement vraies quand elles semblent diverger sur tant de points ? – C’est un problème que seuls pourront résoudre les instruments intellectuels minimaux et indispensables qui s’élaborent progressivement depuis une époque très récente de l’histoire. De Leibniz à Eric Voegelin, en passant par les comparatistes du XIXe siècle, par la “science des religions” des deux Otto (Walter et Rudolf), par le mémorable dialogue Rosenzweig-Rosenstock, et par “l’unité transcendante des religions” de Frithjof Schuon, la quantité d’intelligence qui y a été investie est incalculable, et les résultats sont loin d’être satisfaisants. Mais un de ces résultats, au moins, peut être considéré comme définitif : la religion est un mystère, et l’existence de religions différentes est un mystère encore plus grand. Il a suffi que la science rassemble les pièces disponibles, et la conclusion s’est imposée instantanément : personne n’a la solution de cette énigme. C’est justement la conscience de ce fait qui nous fait l’obligation morale de pardonner les conflits religieux du passé et, dans la même mesure, de condamner ceux du présent. Car c’est une chose que d’attaquer avec furie la religion d’autrui quand on en est séparé par un abîme culturel infranchissable, c’en est une tout autre de faire la même chose par paresse, ou par un refus obstiné de franchir les ponts que les sages ont construits si laborieusement. Si ces ponts ne nous fournissent pas la liaison réciproque positive, mais ne font qu’ébaucher le profil des difficultés qui viendront par la suite, la simple conscience de ces difficultés devrait déjà nous pousser à regarder la religion d’autrui avec le respect intellectuel qui lui est dû, sans la diluer dans une vulgaire “tolérance démocratique”, qui méprise toutes les religions de manière égale, et sans l’étouffer dans un exclusivisme opaque qui, dans l’état actuel des connaissances, n’a plus la moindre raison d’être. C’est justement cela, et non le seul nombre surprenant des victimes – pas moins de vingt millions, au total – qui rend si laids et intolérables les mouvements idéologiques antijuifs et antichrétiens du XXe siècle. Car ce siècle fut justement celui qui avait acquis les moyens intellectuels susceptibles d’empêcher que tout cela n’arrive.

Concernant les juifs, en particulier, s’ensuit une conclusion sans appel. Si Dieu, en instituant le sacrifice de la messe, avait voulu abolir, à l’instant même, l’ancien sacrifice mosaïque, Il l’aurait fait de manière explicite et sans équivoque. S’Il ne l’a pas fait, la mission de l’Église n’annule pas celle d’Israël. À partir de là, juifs et chrétiens poursuivent leurs chemins respectifs, mystérieusement unis et séparés par l’identité de la source et par la mission différente qu’ils ont reçue d’elle. Ils n’ont pas l’obligation de se comprendre intégralement, parce que cette compréhension est au-delà des possibilités humaines. Mais ils ont l’obligation de s’aimer et de s’aider mutuellement en tout ce qui sera nécessaire au bon accomplissement de leur mission respective.

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* Olavo de Carvalho est professeur de Théorie de l’État pour le cours de post-graduat en Administration publique de la PUC-PR (Pontifícia Universidade Católica du Paraná), directeur de l’Institut de philosophie du Centro Universitário da Cidade (Rio de Janeiro), écrivain, philosophe, directeur du journal électronique Mídia Sem Mascara (www.midiasemmascara.org). Il est également chroniqueur pour les journaux O Globo, Folha de São Paulo et Zero Hora, et pour les revues Bravo! et Primeira Leitura. En tant que journaliste, Olavo de Carvalho a été un défenseur intransigeant d’Israël contre le terrorisme et les attaques diffamatoires des médias internationaux.

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